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Les Affranchies

Quartier Libre: Lucile

19 Mars 2016 , Rédigé par jeaneg Publié dans #Quartier Libre

Quartier Libre: Lucile

« «- Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… Il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça. »

C’est ainsi que Nathalie Sarraute entame son roman Enfance et l’enfance est précisément le point d’ancrage de l’histoire de mes cheveux courts. Non parce que je les arborais tondus enfant, bien au contraire. Mais parce que c’est à partir de cette période que s’est construit le désir de déconstruction du genre qu’on m’assignait alors. Comme bon nombre de petits êtres, j’étais le fruit de l’amour d’une union hétéroparentale. Petite fille modèle d’une mère qui faisait de moi la Camille ou autre Madeleine de Fleurville des livres de la Comtesse de Ségur qui peuplaient ma bibliothèque. Avec mon père, au contraire, l’enfant rangeait ses robes à volants et les petits nœuds fleuris de ses longs cheveux pour enfiler une paire de vieux jean, des bottes défraichies et un intemporel chapeau de feutre pour aller courir les bois.

Une dualité très vite marquée que traduira a posteriori ma coupe de cheveux alors synecdoque de mon identité.

L’être grandit et prend conscience des mécanismes qui font d’elle ce qu’elle est. Evoluer dans une société hétéropatriarcale régie par le principe de binarité homme/femme, masculin/ féminin et l’ordre sacro-saint sexe-genre-désir engendrent paradoxalement des foyers de résistance dont les cheveux courts ne représentent qu’une déclinaison.

Rapidement, un désir de rupture se fait sentir, l’envie de se construire contre (hors ?) cette image que ma famille et la société projettent en moi devient de plus en plus pressante. Mon identité entre en questionnement et s’accompagne d’un processus de déconstruction en vue d’en extraire l’essence, ces pièces dépossédées de tout diktat que je réutiliserai dans ma future composition. Qui suis-je, qui se cache au fond de moi ? Dès lors, je comprends que je suis/ est un sujet à l’aube d’un important travail, le work-in-progress peut commencer.

C’est finalement à mes vingt et un ans que je fais mon entrée au monde, la nuque découverte et le visage dégagé. C’est également l’âge à partir duquel je m’engage sur la scène militante. Mon corps en voie de réappropriation se découvre être une véritable arme politique, un moyen de lutte contre les stéréotypes de genre doublé d’un outil très efficace capable de renverser les codes et de créer dans une autre zone une prise de position affranchie de tout clivage.

Derrière mes cheveux courts se cache un plaisir évident, un goût tout particulier pour le travestissement corroboré par le port de costumes et de nœuds papillon, par exemple. M’appeler Lucile et avoir les cheveux courts devient un acte de subversion et la prise de conscience que mon corps est politique.

Quartier Libre: Lucile

Somme toute, les années passent et la tondeuse devient l’allié indispensable à cette nuque que j’aime impeccablement taillée. J’imagine que d’un point de vue esthétique, au-delà du charisme que peut être en mesure de révéler une coupe très courte, s’instaure un certain engouement, une addiction. Surprenant au début, mais rapidement, on ne peut déjà plus s’en passer. Comme la première gorgée de bière, le premier coup de tondeuse…

Finalement, se définit une nouvelle zone -queer- qui « ne consiste pas à établir le féminin via une voie de différenciation ou d’exclusion du masculin, ce qui consoliderait la hiérarchie et les relations binaires à travers une inversion des valeurs dans lesquelles les femmes représentent le champ des valeurs positives. Face à une stratégie qui renforce l’identité des femmes et via un procédé exclusif de différentiation, [nous autres, femmes aux cheveux courts] en propos[ons] une autre, de réappropriation et de reformulation subversives des « valeurs » qui au début semblaient correspondre au champ masculin ».

Or, porter les cheveux courts alimentent l’archétype et le cliché lesbien ; là est le paradoxe des pratiques subversives lesquelles, comme le rappelle Judith Butler dans Trouble dans le genre, « courent toujours le risque de devenir des clichés qui assoupissent à force d’être répétées, et surtout, en étant répétées dans une culture dans laquelle tout est considéré comme marchandise, et dans laquelle « subversion » a une valeur marchande ».

Déstabilisant paradoxe qu’est finalement celui d’encenser la différence pour finir par converger vers un groupe homogène (tout du moins en apparence), celui des femmes aux cheveux courts…


Texte & photos: Lucile Dampierre

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